Le jury de la 3e édition du Prix Naissance d’une oeuvre a révélé son, ou plutôt ses lauréats 2024, dans le somptueux cadre de l’Armancette à St Nicolas de Véroce, face au Mont Blanc. Deux ex-aequo en effet : Laurent Binet pour son dernier ouvrage, Perspective(s), publié chez Grasset, et le général de division et écrivain Nicolas Le Nen, pour Armistice, publié aux éditions du Rocher. Pour ce dernier, il s’agit d’une naissance, avant une mort symbolique…
ActuaLitté
Le général de division à la tête du Commandement pour les opérations interarmées depuis 2020, fera demain son adieu aux armes, atteint par la limite d’âge, et donc mis à la retraite : « Je meurs demain et je nais aujourd’hui », résume auprès d’ActuaLitté l’ancien patron du Service Action de la DGSE et vétéran d’Afghanistan, avant d’ajouter : « Ça va me laisser beaucoup plus de temps pour me consacrer à ma passion de l’écriture. »
L’officier de la légion d’honneur et Bronze Star Medal de l’armée américaine est ici récompensé pour son quatrième roman, et son sixième ouvrage, qui traitent en majorité de géopolitique et de stratégie. Des textes qui ont finalement tous comme fil rouge la question du destin, qu’il soit subi ou choisi.
Armistice commence avec la chute de Diên Biên Phu, le 7 mai 1954, qui marque le silence des armes et le début de la captivité pour trois soldats : Constant Jalaire, un jeune lieutenant idéaliste de Saint-Cyr ; Marcel Larget, un fils de paysans du Limousin ; et Heinrich Schmidt, un légionnaire allemand et ex-officier de la Wehrmacht.
Sur leur marche vers la prison, semblable à un confessionnal, ils se confient sur leurs peurs, leurs erreurs, leurs remords, et leurs luttes internes. L’un revient sur une embuscade fatale, un autre sur sa désertion lors d’un assaut, et le dernier sur ses expériences traumatisantes en Russie. Ils cherchent à apaiser leurs consciences et à regagner leur dignité perdue.
Nicolas Le Nen. ActuaLitté.
L’autre lauréat Laurent Binet, qu’on ne présente plus, a été récompensé pour son quatrième roman qui, en 176 lettres – une de plus que Les Liaisons dangereuses – raconte la Florence de 1557 sous le règne de Cosme de Médicis. Cette époque voit l’Italie devenir l’arène des affrontements entre la France et l’Espagne, les deux grandes puissances de l’époque.
Le duc de Florence est confronté aux ambitions de sa cousine, la reine de France Catherine de Médicis, qui s’allie à son ancien adversaire, le républicain Piero Strozzi, qui patrouille la région avec l’armée du Duc de Guise… Parallèlement, la ville est menacée par les savonarolistes, partisans d’un ordre moral strict, qui dénoncent les œuvres jugées indécentes de Michel-Ange et ses successeurs maniéristes.
Dans ce contexte inflammable, le célèbre peintre Pontormo est retrouvé assassiné au pied des fresques qu’il réalisait depuis onze ans. Giorgio Vasari, peintre et architecte de confiance, est désigné par le duc pour enquêter sur ce meurtre…
Je vous avoue que j’ai un peu l’impression d’être dans l’antichambre du Nobel », a expliqué Laurent Binet, non sans humour, au moment de recevoir son prix. Et de justifier ses dires : « Alors certes, le Prix Naissance d’une oeuvre, en raison de sa jeunesse, n’a pas encore la notoriété de son illustre aîné suédois, mais il y a un point commun puisque, comme son nom l’indique, il ne récompense pas simplement un ouvrage mais un ensemble, une trajectoire, une carrière si j’ose dire ou en l’occurrence une étape dans une carrière : vraisemblablement, en ce qui me concerne, considérant mon âge et ma productivité, une étape de mi-parcours. »
C’est ce qu’il lui fait le plus plaisir en recevant ce prix : « Qu’on envisage les quatre romans que j’ai écrit comme un tout, c’est-à-dire qu’on reconnaisse un lien entre eux, qu’une unité organique s’en dégage, et même qu’on distingue une cohérence. » Ce lien commun dans son œuvre : l’interaction entre histoire et littérature, réel et fiction, explorée sous différents angles.
Les lauréats 2024 et Laurence Viénot, fondatrice du prix
@Atelier Photo Boris Molinier-Victor Dubois.
Laurent Binet, qui a enseigné le français pendant dix ans en Seine-Saint-Denis, a publié son premier roman HHhH en 2010 chez Grasset, comme tous ses autres romans. Pour ce premier, il a reçu le prix Goncourt du premier roman. Son deuxième, La septième fonction du langage, explore la mort mystérieuse du sémiologue Roland Barthes et a gagné le Prix Interallié 2015. En 2019, son roman Civilizations a remporté le Grand prix du roman de l’Académie française.
Quatre romans et une éditrice, Martine Boutang, que Laurent Binet a remercié à l’occasion de ce Prix Naissance d’une œuvre, car elle l’a « mené jusqu’ici aujourd’hui ». Cette dernière salue de son côté comment son auteur « se lance à chaque fois dans des univers si différents, avec à chaque fois le même brio, finesse et culture, et toujours un côté ludique ».
Martine Boutang et Laurent Binet. ActuaLitté
Le prix naissance d’une œuvre récompense le talent littéraire mais aussi la persévérance d’écrivains qui construisent livre après livre une réflexion, une écriture, « ce qu’on nomme une œuvre ». Non un premier ouvrage donc, ni un second, non plus l’ensemble d’une œuvre façonnée sur des décennies, mais le 4e, le 5e, le 6e, et ce depuis la deuxième édition.
Laurence Vienot, fondatrice du prix, s’est questionnée à l’occasion de la remise des prix : « Quoi de commun entre les peintres de la Renaissance italienne et les soldats vaincus de Diên Biên Phu ? » Et de répondre : « À y regarder de plus près, ces deux livres ont en commun de toucher à une part majeure de la vie des hommes. L’art pour l’un, la guerre pour l’autre. L’un comme l’autre révèle les vraies natures, les quêtes personnelles et la part d’humanité que la vie ordinaire recouvre. »
Au sujet des deux lauréats, elle décrit : « L’œuvre de Laurent Binet est déjà très reconnue. Mais ce pas de côté que qu’est à sa manière Perspective(s) met précisément en perspective ses livres précédents. Il ajoute une page importante à son travail sur les labyrinthes de l’histoire et sur la quête d’identité. Une œuvre, c’est aussi cette cohérence qui se dessine pas à pas, et qui prend sa forme de livre en livre. L’œuvre de Nicolas Le Nen est pour l’instant moins dans la lumière, mais elle explore roman après roman les vertus de courage, de dépassement et d’engagement. Elle s’inscrit dans son amour de la montagne et sa connaissance de la guerre. Montagne et guerre sont deux facettes d’un engagement à toute épreuve, de l’effort sur soi-même, de la volonté de maîtriser son destin. »
Pour la jurée Catriona Seth, titulaire de la Chaire Maréchal Foch de littérature française à l’Université d’Oxford, membre de la British Academy, de l’Académie Royale de Belgique et de l’Academia Europaea, « voilà deux lauréats qui se caractérisent tous deux par un goût du style et de la langue française, une recherche d’intrigue crédible, tout en restant tout à fait personnel ». Marie Llobères, autre membre du jury, et créatrice du festival littéraire la Moisson à Céret, salue deux romans riches de « beaucoup d’imagination, avec un univers romanesque très fort chez l’un et l’autre ».
Et Laurence Viénot de conclure : « C’est le rôle et la vocation de notre prix que de mettre en valeur un travail littéraire sans concession, parfois mené à l’écart des célébrations médiatiques, mais toujours exigeant et soutenu. »
Gilles Marchand avait remporté le Prix Naissance d’une œuvre 2023 pour son ouvrage édité en 2022 aux Forges de Vulcain, Le soldat désaccordé, succédant à Michel Jullien et son livre, Andrea de dos, paru chez Verdier. Le prix est doté de 20.000 €. Le jury, présidé par Sylvain Fort, est fort de dix grands lecteurs.
Tous les lauréats successifs du Prix Naissance d’une œuvre,
accompagnés du maire de Saint-Gervais-les-Bains, Jean-Marc Peillex.
@Atelier Photo Boris Molinier-Victor Dubois.